14

Pahourê n’était pas chez Pentou, mais, grâce à un serviteur, Bak apprit qu’il était allé à un marché voisin. Tout en suivant la rue étroite qui menait au bord du fleuve, à un endroit où les pêcheurs et les agriculteurs amarraient leurs esquifs, il songea qu’il avait obtenu avec une facilité surprenante les indications pour le trouver. D’ordinaire, les domestiques ne montraient pas tant d’obligeance envers un étranger, surtout s’il fouinait dans la vie privée de leurs maîtres. Ce serviteur particulier avait-il un grief envers Pahourê, ou un mécontentement général régnait-il dans la maison ? Cette seconde hypothèse semblait plausible, puisqu’une servante l’avait volontiers dirigé vers Netermosé la veille.

Au sortir de la ruelle, il laissa passer plusieurs femmes chargées de filets et de paniers remplis de produits des champs. Il était toujours stupéfait, quand une si grande partie des terres était encore submergée, de voir des fruits et des légumes frais sur les marchés. Pourtant, il avait grandi dans cette vallée ; il connaissait cette région et ses habitants. Les cultivateurs dont les champs se situaient en hauteur, qui souffraient quand la crue restait basse, récoltaient déjà d’abondantes moissons tandis que les autres attendaient qu’Hapy ramène à lui les eaux dont il les avait gratifiés.

Bak marcha le long du fleuve, regardant les laitues croquantes, les radis et les melons étalés sur l’herbe ; les canards et les oies en cage ou déjà parés et prêts à cuire, les miches de pain croustillantes, les jarres de miel, de vin ou de bière, les fleurs… Parmi les nombreuses ménagères et les servantes faisant leurs emplettes quotidiennes, quelques hommes comparaient les produits, puis tentaient de négocier le meilleur prix. La plupart d’entre eux étaient suivis par des serviteurs. Comme Pahourê, ils se chargeaient d’approvisionner de nobles familles provinciales, venues à Ouaset à l’occasion de la fête.

Pahourê discutait avec un pêcheur à la peau tannée par des années au soleil. Le vieillard était assis sur ses talons derrière des poissons argentés, dont une perche longue d’une bonne coudée. Un homme plus jeune, qui lui ressemblait beaucoup, réparait un filet dans leur petite nacelle remontée sur la rive, pendant que son père vendait la prise de la journée.

Une servante bien en chair, au teint rougeaud, s’agenouilla pour examiner la perche aux écailles luisantes, aussi fraîche que l’eau dont elle était tirée. Deux jeunes garçons attendaient près de Pahourê, l’un portant un filet regorgeant de victuailles, l’autre tenant un panier vide.

— Ce poisson est resté longtemps au soleil, déclara Pahourê, montrant d’un signe de tête à Bak qu’il avait remarqué sa présence. Je t’en donne…

Il avança une offre, un peu inférieure à la moitié du prix demandé au départ. Le vieillard se rembrunit.

— Je l’ai péché à l’aube.

L’intendant augmenta sa proposition, sur quoi le pêcheur abaissa ses exigences d’autant. Et ainsi se poursuivit le marchandage.

— Je ne peux t’offrir davantage, affirma Pahourê en posant une main soignée sur son ventre proéminent. Cette perche ne vaut pas plus pour moi.

— Je ne peux te céder une si belle prise pour rien. J’ai des bouches à nourrir.

Pahourê haussa les épaules.

— La matinée touche à sa fin. Bientôt ce marché fermera. Désires-tu rentrer chez toi avec un poisson de cette taille ?

— Ce poisson est tout frais, je le jure par Hapy, insista le pêcheur à l’adresse de Bak. Tu es témoin que cet homme m’en offre moins que ce qu’il vaut.

Bak, sachant la somme équitable, plissa le front comme s’il réfléchissait à la question.

— Cette perche est d’une rare beauté, c’est vrai, mais d’ici ce soir elle ne vaudra plus grand-chose et demain il te faudra l’enterrer pour échapper à son odeur. Veux-tu tout perdre dans le vain effort de gagner un faible profit supplémentaire ?

Les lèvres de Pahourê réprimèrent un frémissement presque imperceptible.

— Combien d’autres poissons rapportes-tu chez toi, vieil homme ? Pourriront-ils avec celui-ci à cause de ta cupidité ?

Sans laisser au pêcheur le temps de répondre, il fit signe à ses serviteurs de partir. La jeune femme se leva et tourna les talons, de même que les adolescents.

Le vieillard prit une expression de désespoir.

— Bon, d’accord. Je te laisse mon poisson pour le prix misérable que tu m’en as offert. J’espère que mes enfants…

L’intendant le toisa, coupant court à ce qui n’était sans doute qu’un mensonge pathétique, et lui remit en échange plusieurs petits objets. Le jeune garçon au filet prit le poisson dans ses bras et s’empressa de rentrer chez son maître. Pahourê et Bak marchèrent sans hâte le long du fleuve, au rythme des deux autres domestiques qui s’arrêtaient par moments pour examiner une babiole tentante.

— Es-tu venu nous aider à faire notre marché, lieutenant, ou dans un dessein plus sinistre ?

Bak sourit de ce qu’il voulut prendre pour une plaisanterie.

— Accompagnes-tu les serviteurs, d’habitude, quand ils vont choisir de la nourriture pour ta maison ?

L’intendant éclata de rire, peut-être à cause de la réponse évasive de Bak. Ou de celle que lui-même s’apprêtait à faire :

— Ce matin, j’avais envie de prendre un peu l’air.

Bak repensa à sa visite chez Pentou, aux serviteurs courant en tous sens et à l’humeur massacrante du gouverneur.

— J’ai parlé à Pentou, tout à l’heure. Il n’est pas très bien disposé.

— La Belle Fête d’Opet est censée marquer un temps de renouveau et de réjouissances, lieutenant. En revanche, pour nous qui habitons dans cette maison…

Pahourê secoua la tête, suggérant une tristesse indescriptible.

— Tu as remué le couteau dans la plaie. Ta présence constante, tes questions sans fin ont bouleversé tout le monde.

— D’où ta décision de venir au marché.

— Ce n’est pas une course frivole, je t’assure. Benbou est nouvelle dans notre maison, expliqua l’intendant, en désignant la servante, qui s’était arrêtée devant des tas d’oignons et de concombres. J’ai jugé le jour opportun pour lui apprendre à choisir les meilleurs produits et à négocier un prix avantageux. Elle saura ainsi ce que j’attends d’elle. À notre retour à This, elle ira seule faire les courses, et je ne voudrais pas qu’elle me déçoive.

Bak remarqua quel sérieux Pahourê mettait dans une besogne que la majorité de ses semblables aurait confiée à d’autres soins. N’importe quel domestique des cuisines aurait pu former la jeune fille.

— Ta tâche doit être plus facile sur les terres de Pentou, où la vie suit une certaine routine et où les serviteurs savent ce qu’ils ont à faire.

S’accroupissant devant un homme assis par terre derrière une demi-douzaine de jattes, Pahourê appela Benbou. Il écarta le linge qui couvrait l’un des récipients et examina le fromage de chèvre blanc à l’intérieur, soulignant les qualités qu’elle devait rechercher. La jeune fille hésitait. Avec une patience forcée, il lui expliqua à nouveau ce qu’il désirait, puis une troisième fois pour s’assurer qu’elle comprenait.

En se relevant, il marmonna entre ses dents :

— Vu le peu qu’elle sait, on croirait que c’est une fille de Ouaset, et non qu’elle a grandi à la campagne.

— Elle connaît sans doute le fromage que fabriquaient sa mère et sa grand-mère, rien de plus.

Pahourê eut un petit rire dédaigneux.

— Un jour, pour peu que les dieux me sourient, je résiderai à Ouaset ou à Mennoufer. J’aurai une multitude de serviteurs vifs et zélés, et mon propre intendant pour leur enseigner leur besogne.

Bak l’écouta sans sourciller, mais il n’en pensait pas moins. L’intendant s’était chargé d’une corvée qui ne lui incombait pas, et voilà qu’il se plaignait. Ou la leçon de ce jour-là était-elle une façon de veiller à ses propres intérêts ?

— Cela ne doit pas être aisé de répondre aux hautes exigences de dame Taharet.

Pahourê ne dit mot et conserva un air impénétrable. Un bon serviteur ne critiquait jamais ses maîtres, et Bak était certain que cet homme-ci se conformait à son devoir de manière exemplaire. Pendant qu’il montrait à Benbou un canard dodu, Bak se demanda comment il comptait accomplir un tel bond sur l’échelle sociale. Dans son immense ambition, se croyait-il capable d’atteindre n’importe quel but qu’il se serait fixé ? Ou ne faisait-il qu’exprimer un rêve inaccessible ?

Bak s’interrogeait encore lorsque deux canards troussés, enveloppés de feuilles pour les protéger des mouches, furent déposés dans le panier.

— En tant qu’intendant de l’ambassadeur de Kemet, tu étais sans doute considéré comme un homme influent, à Hattousas.

— Pas plus qu’à This, répondit Pahourê avec un petit rire. Là-bas, Pentou peut être comparé à un roi et moi à son vizir.

Bak esquissa un sourire.

— Te plaisais-tu, au Hatti ?

— Pas du tout ! répliqua l’intendant avec une moue de dégoût C’est une terre infecte. Glacée en hiver, étouffante en été, peuplée de gens au corps épais et à l’esprit lent.

« Quelle différence avec l’impression qu’en ont gardée Sitepehou et Netermosé ! » remarqua Bak en son for intérieur.

— Dans quelles circonstances as-tu connu le capitaine Antef ?

Pahourê posa sur le policier un regard interrogateur, comme s’il se demandait d’où lui était venue l’idée de cette question.

— Je cherchais un navire convenable pour notre retour à Kemet. J’ai vu sa barge dans le port d’Ougarit. Ses dimensions correspondaient à nos besoins, aussi lui ai-je demandé de parler avec Pentou. Une démarche infructueuse, en réalité. Il avait déjà accepté une cargaison à bord et n’avait plus de place suffisante pour nous, les animaux que nous souhaitions ramener et les affaires de la maison.

— Il a omis de te le dire, la première fois ?

— Je pense qu’il espérait que Pentou pourrait lui être utile, de sorte qu’il a attendu de se trouver devant lui pour dire la vérité.

— Et Pentou lui a-t-il été utile ?

Pahourê adressa à Bak un bref sourire, satisfait et guère généreux.

— Il a oublié son existence à l’instant où le capitaine a quitté la salle d’audience.

 

À court de questions, Bak laissa Pahourê à ses occupations et se hâta vers Ipet-resyt en vue d’un repas de midi très tardif. La cour extérieure grouillait de monde sous les longs bras de Rê, qui l’emplissaient d’une lumière intense et baignaient tous les corps de sueur. Chaque jour, la multitude de baraques et d’attractions, sans parler des processions qui s’achevaient à Ipet-resyt, drainait une foule accrue à une heure toujours plus matinale. La joie ambiante devenait tapageuse, les nuits de liesse semblaient ne jamais devoir finir, comme si l’on voulait savourer le moindre instant de ces festivités qui bientôt toucheraient à leur terme.

Alors qu’avec dix autres personnes, il attendait d’être servi à l’un des nombreux étals de nourriture, Bak soupesa ce qu’il avait appris au cours de la matinée. Rien, pour autant qu’il pouvait en juger.

Il prit le petit pain rond rempli d’agneau braisé, puis se trouva une place à l’ombre sur le mur d’enceinte afin de manger assis. La pensée qu’il aurait mieux employé son temps dans le domaine sacré le tourmentait Devait-il faire emprisonner Antef et ordonner qu’on lui applique la trique ? Le capitaine savait-il qui volait Amon ? Mais dans le cas contraire, et si l’arrestation du marin poussait Zouwapi à la fuite, il aurait coupé la piste qui conduisait au voleur. Non, mieux valait attendre, voir ce que découvriraient Hori et Thanouni. Et retourner une fois encore chez Pentou, pour interroger Meret. À cette seule idée, il se sentait accablé.

 

— Ne t’ai-je pas dit que ma sœur est souffrante ?

Les lèvres de Bak formèrent un sourire peu amène.

— Une servante m’a appris qu’elle se porte à merveille. Si j’ai bien compris, elle a passé la matinée sur cette terrasse, à surveiller les femmes qui teignaient du fil afin de broder des vêtements et des coussins.

Taharet eut la grâce de rougir ; néanmoins, elle releva la tête et répliqua d’une voix glaciale :

— Si c’est pour l’interroger que tu désires la voir, lieutenant, elle ne peut pas t’aider. Si tu viens lui faire la cour, tu perds ton temps. Tu n’as rien à offrir à une femme raffinée.

Insensible à son ton méprisant, il l’observa, pensif. Il avait trouvé Taharet sous le portique en haut de la dépendance. Elle n’était pas seule depuis longtemps, à en juger par les deux coupes contenant encore du vin rouge, posées sur une table basse, entre le tabouret où elle était assise et un autre, vide à présent.

La franche aversion qu’elle lui montrait offrait un contraste radical avec l’amabilité passée. Pourquoi ce revirement ? Pour quelle raison répugnait-elle à le laisser approcher Meret ? Elle avait sans doute su dès le début de quel milieu il était issu : fils de médecin, ni riche ni pauvre. Elle avait dû se renseigner avant d’envisager une union entre sa sœur et lui, et Amonked n’aurait pas dépeint un tableau mensonger.

— On m’a dit que ta sœur et toi êtes filles de marchand, et que vous avez grandi à Sile.

Il ne voulait pas insinuer qu’elle ne valait pas mieux que lui, mais il vit bien, aux deux plaques rouges qui apparurent sur ses pommettes, qu’elle lui imputait cette intention.

— Sile se trouve à la frontière, mais il ne faut pas croire pour autant que ses habitants sont ignares. Ma sœur possède beaucoup plus de talents que bien des femmes de cette cité.

— Je n’ai pas pour habitude de sous-estimer qui que ce soit.

Taharet lui lança un regard qui aurait réduit au silence un héraut claironnant l’appel au combat.

— C’est une hôtesse accomplie et elle excelle aussi dans bien d’autres domaines. Elle sait diriger une servante afin qu’elle cuisine à la perfection et veiller à ce qu’une maison soit tenue de manière impeccable. Elle sait filer, tisser et coudre. Elle joue du luth et de la harpe, et était autrefois chanteuse de la déesse Hathor. Elle parle plusieurs des langues en usage au nord de Kemet, et elle aidait souvent mon père en lui servant d’interprète dans ses tractations. Cela te surprend-il, lieutenant ?

— Pas du tout.

Sans y être invité, il prit une datte dans un plat, sur la petite table, s’attirant un froncement de sourcils. Elle n’avait rien fait pour l’encourager à rester, pas plus qu’elle ne l’avait prié de s’asseoir ou de se sustenter.

— Sur la frontière sud, j’ai connu des enfants qui comprennent les langues pratiquées dans tout le Ventre de Pierres et dans chaque tribu du désert. Il est normal que ceux qui résident à Sile, sur une importante route commerciale entre Kemet et le Nord, soient aussi doués.

— Et toi ? Sais-tu parler aux gens dont la langue diffère de celle de Kemet ?

Bak préféra ignorer une question à laquelle il ne pouvait répondre que par la négative.

— Possèdes-tu autant de qualités que ta sœur, dame Taharet ?

— Certes, répondit-elle avant de vider l’une des coupes. Mon unique supériorité sur elle est que je suis de taille à me défendre. Elle, elle se laisse parfois manœuvrer.

Elle le fixa d’un air lourd de reproche, comme si lui aussi cherchait à profiter de sa sœur. Dissimulant son agacement, il demanda :

— Parlez-vous toutes deux la langue du Hatti ?

— Bien entendu.

Ses paroles étaient empreintes d’une pointe d’amertume, et Bak croyait deviner pourquoi.

— L’une ou l’autre d’entre vous a-t-elle servi d’interprète à ton époux, durant sa mission à Hattousas ?

— Quelquefois, répliqua-t-elle, les narines frémissantes.

— Sitepehou m’a dit qu’il accompagnait Pentou pour traiter d’affaires diplomatiques. Il a admis que sa maîtrise du hittite était imparfaite, mais, d’après lui, il en savait assez pour s’assurer de l’honnêteté des interprètes. Aidais-tu aussi ton époux dans des affaires de cette importance ?

Elle laissa échapper un reniflement dédaigneux fort peu seyant.

— Tu ne sais rien des Hittites, lieutenant sans quoi tu ne poserais pas une question aussi ridicule. Ma sœur et moi parlons leur langue mille fois mieux que Sitepehou, mais mon époux a refusé que nous lui servions d’interprètes même lorsqu’il avait le plus besoin d’une traduction sans faille. Il disait que notre aptitude à parler le hittite alors que lui-même l’ignorait l’aurait rabaissé aux yeux du roi.

— Et ce n’était pas vrai ?

— Hélas, si !

Bak se servit une nouvelle datte à la chair sucrée. Cet affront infligé par son mari, bien qu’involontaire, restait cuisant après tout ce temps. Avait-elle été blessée d’être tenue à l’écart, de s’occuper de questions domestiques pendant que Pentou traitait avec un roi d’importantes affaires d’État, au point d’agir tel un ferment de discorde ?

De par sa connaissance de la langue du pays, elle avait eu la possibilité de fréquenter de nombreux Hittites. Pas dans d’aussi hautes sphères que celles où évoluaient Pentou et Sitepehou, mais lors d’occasions où des membres de la noblesse étaient présents. Or qui, sinon des nobles, avait intérêt à renverser le roi ? Mais aurait-elle eu la petitesse d’encourager une révolution de palais pour une raison aussi mesquine ?

— Bonjour, lieutenant, dit une voix douce et musicale.

Meret se tenait sur le seuil, une cruche de vin et un verre à pied dans une main, un plat de gâteaux au miel dans l’autre. Le sourire qu’elle lui adressait paraissait hésitant, comme si elle n’était pas tout à fait sûre de l’accueil que Bak lui réserverait. Un soupir d’exaspération attira son attention vers Taharet, dont la froide réprobation aurait fait éclater une servante en sanglots.

Meret n’était pas une servante.

Souriante, elle sortit sur la terrasse, posa le vin, le verre et les pâtisseries sur la table, puis désigna un tabouret à proximité.

— Joins-toi à nous, je t’en prie. Nous avons du vin et de la nourriture en abondance, et le reste de la journée pour les savourer.

Ignorant sa sœur qui la couvait d’un regard noir, les lèvres pincées, elle poussa son tabouret afin de laisser de la place à Bak.

— Donc, tu enquêtes sur le rappel de Pentou à Kemet.

— En effet, j’essaie d’éclaircir cette affaire une bonne fois pour toutes, confirma-t-il en s’asseyant.

Elle brisa le bouchon de la cruche, remplit le verre de Bak, celui de Taharet, et ajouta du vin dans le troisième.

— Je peux t’assurer qu’il est innocent de tout ce dont on a pu l’accuser. Pentou est bien trop intègre pour sourire à un roi le jour et comploter contre lui la nuit.

Elle s’exprimait d’un ton doux, mais ferme. Bak ne put s’empêcher de la comparer à sa sœur.

— Pentou n’a jamais été sérieusement soupçonné de trahison. Le coupable serait l’un de ses proches.

— Tous les serviteurs disent…

— Meret ! coupa Taharet, refrénant sa colère à grand-peine. Les bavardages de nos serviteurs ne concernent pas le lieutenant. Ils jacassent comme des pies, de tout et de rien. Leurs propos sont inconséquents.

Meret pressa la main de sa sœur et sourit à Bak.

— Ils disent que tu recherches le meurtrier de trois hommes, dont deux sont morts dans le domaine sacré. J’ai beau interroger mon cœur, je ne peux faire de rapprochement entre notre maison et la triste fin de deux serviteurs d’Amon.

— La troisième victime était un marchand nommé Marouwa, un Hittite, qui avait signalé la présence d’un traître dans votre entourage. L’aurais-tu rencontré ?

Meret se tourna vers sa sœur.

— Un marchand ? De temps en temps, nous accompagnions nos serviteurs au marché, à Hattousas, mais je ne me rappelle pas… Oh ! s’exclama-t-elle en souriant à Bak. Tu parles de ceux qui venaient à notre résidence, afin d’obtenir des laissez-passer pour Kemet. Sitepehou s’en occupait. Taharet et moi, nous les voyions peut-être au passage, mais nous n’avons aucune raison de nous souvenir de l’un d’eux en particulier.

— Marouwa s’adressait plus souvent à Netermosé.

— Lui aussi s’occupait des gens du Hatti. Pentou ne pouvait en aucune façon accorder audience aux très nombreux solliciteurs. Netermosé les recevait avec beau coup d’efficacité.

Le policier n’insista pas. La résidence d’un ambassadeur était un lieu où se pressaient de multiples visiteurs. Il aurait fallu sortir du lot pour attirer l’attention.

Il but une gorgée du vin acidulé et sourit d’un air approbateur. Les réponses de Meret étaient calmes et sensées. À la différence de Taharet, si résolue à l’éconduire qu’elle ne feignait même pas la politesse la plus élémentaire.

— Ta sœur me disait que vous venez de Sile. Ne regrettes-tu pas l’animation d’une ville frontalière, située sur une grande route commerciale ?

Cette question lui était plus inspirée par sa propre nostalgie d’avoir quitté Bouhen que par la recherche d’un meurtrier.

— Ouaset a beaucoup plus à offrir, rétorqua Taharet.

— Tu as une belle demeure dans cette capitale, mais tu passes la plus grande partie de l’année dans une propriété, près de This. Un endroit beaucoup plus morne que Sile, me semble-t-il.

D’un regard affectueux à sa sœur, Meret coupa court à la réplique cinglante qui allait lui échapper.

— Oui, Sile me manque. Je regrette ces nombreuses occasions de bavarder avec des gens d’autres pays, de voir les magnifiques objets qu’ils viennent troquer à Kemet, de découvrir…

— Dame Meret.

La voix de Pahourê.

Les deux jeunes femmes sursautèrent et tournèrent la tête vers la porte.

— Pahourê ! Faut-il que tu surgisses toujours sans bruit, comme un voleur ? lui reprocha Meret, contrariée.

L’intendant s’approcha le long de la rangée de plantes à fleurs. Il pinçait les lèvres d’un air ennuyé.

— Ta présence est requise à la cuisine, maîtresse. Deux des servantes se sont querellées, et l’une est blessée. Il faut que tu viennes. Tout de suite, insista-t-il avec emphase.

Une expression étrange passa sur le visage de Meret. Avec une réticence manifeste, elle se leva et répondit d’un ton froid :

— Très bien.

Souriant à l’intention de Bak, elle assura d’une voix chaleureuse :

— Je suis enchantée que tu sois venu, lieutenant. J’espère que tu nous rendras à nouveau visite avant que nous ne retournions à This.

— Je dois partir, moi aussi, déclara Taharet, qui se leva à son tour et grimaça au policier un sourire faux. Je suppose que tu trouveras la sortie. Tu es venu ici assez souvent pour cela.

Ensuite, Bak se rendit bien vite dans l’enceinte sacrée d’Ipet-isout, espérant rejoindre Hori et Thanouni avant qu’ils ne quittent les Archives des entrepôts. Il ne cessait de penser à l’invitation formulée par Meret. Elle lui plaisait. Il appréciait sa candeur, son attitude posée et franche, bien loin de la colère frémissante de sa sœur. S’il lui en laissait la chance, saurait-elle combler le vide laissé dans son cœur par la femme qu’il avait cru ne jamais oublier ?

 

Par bonheur, Bak trouva le scribe et l’inspecteur comme il le souhaitait. Un jeune apprenti le fit entrer dans la salle principale, longue et étroite, déserte à cette heure tardive. De hautes fenêtres illuminaient un espace suffisant pour que vingt scribes assis puissent y tenir à l’aise.

Les deux Medjai accueillirent Bak avec un large sourire, sûrs d’être bientôt déchargés de leur corvée. Il devina qu’ils mouraient d’envie d’aller grossir la foule joyeuse qui emplissait la cité.

— Tu avais raison, lieutenant, annonça Hori, qui se leva et s’étira pour se dérouiller les muscles. En s’y mettant à deux – le deuxième étant très au fait des pratiques criminelles –, on a trouvé une faille en un rien de temps.

Il sourit à Thanouni, assis en tailleur sur la natte de lin d’habitude réservée au scribe en chef. L’inspecteur agita son calame dans une coupelle d’eau pour en nettoyer l’encre rouge, puis le rangea dans une encoche de sa palette de scribe. Les reflets du couchant prêtaient à l’eau rougie la couleur du sang.

— Cela nous a pris plus d’une demi-heure, lieutenant, mais une fois que nous avons découvert ce premier indice, nous avons su ce qu’il fallait chercher. Ensuite, la vérité a jailli telle une gazelle effrayée par une meute de chiens.

— Ce n’était pas évident, précisa Hori. Sinon, Ouserhet et Tati l’auraient trouvé aussi.

— Je parierais le meilleur plat de ma femme qu’Ouserhet n’avait pas encore examiné les archives que nous avons parcourues aujourd’hui, dit Thanouni. Il était trop compétent et rigoureux pour laisser passer cela.

À la vue des vingt paniers qui les entouraient, chacun contenant une demi-douzaine de jarres remplies de rouleaux, Bak demanda d’un ton sombre :

— De quelle ampleur au juste est le crime perpétré contre Amon ?

— Très grande, en vérité, indiqua l’inspecteur d’un air grave. Je sais que le vol est courant sur les marchés et dans les champs, à bord des navires et dans les caravanes. Même au sein du palais, cela arrive. Beaucoup peuvent être tentés de s’approprier un minuscule objet, si l’occasion s’en présente. Mais ici, dans le domaine d’Amon ? Voler le dieu lui-même ? Et à une si vaste échelle ?

Thanouni secoua la tête, dépassé par tant de cupidité et d’audace. Bak s’assit près de lui sur une natte de jonc tressé.

— Explique-moi ce que vous avez découvert.

L’inspecteur prit un rouleau dans une des jarres. Un gros point rouge était apposé sur le bord.

— Nous avons marqué les documents qui contiennent de fausses informations. Il faudra y apporter des corrections, ou une note précisant les objets disparus – volés, rectifia-t-il avec tristesse.

Alors qu’il dénouait le cordon du papyrus roulé, Hori vint s’asseoir par terre à côté de lui. Les deux Medjai échangèrent un coup d’œil découragé et s’adossèrent contre le mur pour attendre.

— Nous avons commencé par sélectionner quelques exemples spécifiques d’objets précieux utilisés pendant les rituels sacrés, expliqua l’inspecteur. Des huiles aromatiques, de l’encens, des vases de lustration, des amulettes. Nous avons suivi leurs traces sur les documents, depuis le moment où ils ont été entreposés dans le domaine sacré.

— Croirais-tu que ce qui a attiré notre attention, en premier lieu, c’est une amulette ? demanda Hori, les yeux brillants. Un simple scarabée de pierre vert foncé, serti sur de l’or.

— Pas si simple que ça, on dirait, remarqua Bak, impressionné.

Thanouni sourit de l’enthousiasme de son jeune collègue.

— Par chance, il y a longtemps que cette amulette a été offerte à Amon et tous les documents de l’époque ont été transmis aux Archives. Elle aurait donc dû figurer sur des rapports successifs, de son arrivée à sa mise à l’écart.

— Mais il n’en est rien, poursuivit Hori. D’après les archives, elle est arrivée par bateau de Mennoufer, a été livrée au port de Ouaset, puis envoyée vers l’entrepôt où l’inspecteur Ouserhet a été assassiné. Toutefois, l’inventaire de l’entrepôt ne la mentionne pas. Soit elle a disparu entre le port et l’enceinte sacrée, soit elle n’a pas été enregistrée à l’entrepôt, soit c’est là-bas qu’elle a été volée, après quoi l’inventaire a été falsifié.

— En tout, trente amulettes étaient arrivées en même temps de Mennoufer, précisa Thanouni, qui reprit son calame et se servit du manche pour se gratter le dos. Quatre autres, de valeur inférieure, ont aussi disparu – sur le papyrus, en tout cas. Nous avons envoyé l’apprenti qui t’a amené ici à l’entrepôt, afin de chercher les objets manquants. Bien entendu, il ne les a pas trouvés.

— Qu’est-ce qui a disparu, encore ? demanda Bak.

— Tout ce qui possédait de la valeur, répondit Hori.

— Hélas, notre jeune ami n’exagère pas, confirma Thanouni. On a recouru à plusieurs méthodes pour camoufler les vols, suivant le type d’article et la façon dont ils étaient consignés. On a recopié les rapports courts en omettant les produits concernés. Sur les listes plus longues, certaines inscriptions ont été effacées, puis remplacées par d’autres.

— Je dois voir des exemples précis. Amonked désirera en être informé.

Un soupir accablé échappa à l’un des Medjai. Bak l’ignora. Leur tâche serait terminée à la nuit tombée, quand l’intérieur du bâtiment serait trop sombre pour permettre de lire. Ils auraient alors tout le loisir de s’amuser après avoir escorté Thanouni chez lui. Hori, supposa le lieutenant, resterait avec eux.

 

Ayant décidé de passer la nuit avec son père, de l’autre côté du fleuve, Bak prit congé des deux scribes et de leurs gardes medjai, puis sortit des Archives. La tête lui tournait. Tant de chiffres, tant d’objets précieux volés ces deux dernières années-là ! Et pendant combien d’autres, auparavant ?

Il franchit l’enceinte sacrée, regarda des deux côtés pour s’assurer que nul ne le guettait, prêt à l’attaquer. Rê avait disparu derrière l’horizon occidental, laissant une traînée écarlate dans le ciel et des ombres épaisses dans la ruelle. On y voyait à peine. L’écho de la fête lui parvenait, sur les avenues bien éclairées plus proches du fleuve, mais la petite rue qu’il empruntait était déserte, les habitations silencieuses. Il tourna à droite et suivit la muraille d’un pas vif, choisissant le plus court chemin vers le quartier animé et le bac qui l’emporterait dans la partie ouest de la cité.

À nouveau, ses pensées revinrent sur les objets volés. Quelqu’un bâtissait une immense fortune, mais qui ? Personne, parmi ses suspects, ne menait un train de vie démesuré. À cet égard, Meri-amon, qui était le coupable le plus vraisemblable, n’avait paru posséder aucune fortune. Assurant sa subsistance grâce au service du dieu, il n’avait pas connu le dénuement, mais pas non plus la prospérité. Pahourê s’était fixé des objectifs ambitieux, toutefois il ne semblait pas plus riche que Netermosé ou Sitepehou.

Alors qu’il approchait de la dernière maison, deux hommes apparurent devant lui. Malgré la pénombre, il vit que l’un avait une massue, l’autre une dague. Aussitôt, il tourna les talons et s’enfuit par là d’où il était venu. Trois hommes surgirent, l'arme au poing, par la porte qui perçait la muraille. Ceux-là mêmes qui avaient déjà essayé de le tuer. Bak jura tout bas. Il ne pouvait croire qu’il était tombé pour la deuxième fois dans le même guet-apens.

Il n’avait pas le choix. Faisant volte-face, il courut vers les deux hommes au bout des maisons. Le dédale de ruelles était sa seule chance de salut. S’il parvenait à échapper à ses ennemis, il se glisserait dans le passage dont ils étaient sortis et disparaîtrait dans les ténèbres.

Il fonça sur l’homme à la massue, mais, au dernier moment, obliqua vers son compagnon, empoigna sa main armée et la repoussa contre le mur de l’enceinte sacrée. L’homme poussa un cri et lâcha sa dague. Bak le mit hors d’état de nuire d’un coup de pied à l'entrejambe, puis se tourna vers l’autre. Les pas précipités des trois bandits se rapprochaient. Bak agrippa la massue et tenta de l’arracher des mains de son adversaire, qui luttait pour lui résister.

Un homme se jeta sur lui par-derrière et le fit tomber. En un clin d’œil, tous s’abattirent sur lui, le maintenant à plat ventre sous leur poids.

— Cette fois, on le tient ! dit « Voix rauque » avant de rire avec satisfaction.

Bak réussit à voir ceux qui l’avaient capturé. Le premier, plié en deux, se tenait le bas-ventre ; trois autres, l’air coriace, le plaquaient contre le sol. Au-dessus de lui, sa massue prête à frapper, il aperçut l’homme basané qu’il croyait être Zouwapi.

Ce dernier abattit son bras et tout devint noir.

Le sang de Thot
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